La première séance ordinaire de notre séminaire Actualité et Renouveau des Études Juives a eu lieu le mardi 1eroctobre, de 18h30 à 20h30, en salle des Résistants, à l’Ecole normale supérieure (45, rue d’Ulm). Gratuite et ouverte à toutes et à tous, elle fut suivie d’un buffet de cuisine juive alsacienne présenté par Mireille Israël-Lang.
Cette séance étant la toute première du séminaire AREJ, elle s’est ouverte sur le discours inaugural du président de l’association Massorah et organisateur du séminaire, Emmanuel Levine, qui a souhaité la bienvenue aux nombreux auditeurs présents dans la salle, avant de présenter les grands axes du programme du séminaire ainsi que la genèse de ce projet collectif.

Mathis Marquier, élève au département de philosophie de l’ENS, a ensuite présenté notre invité, Dominique Bourel, historien des idées. Élève de Lévinas, il a dirigé pendant huit ans le Centre de recherche français de Jérusalem (1996-2004). Spécialiste des intellectuels juifs allemands, il est l’auteur de deux biographies de référence sur Moïse Mendelssohn (Moses Mendelssohn. La naissance du judaïsme moderne, Gallimard 2004) et Martin Buber (Martin Buber. Sentinelle de l’humanité, Albin Michel, 2015).

L’entretien entre Dominique Bourel s’est ouvert autour d’une citation de Franz Rosenzweig, autre grand philosophe juif allemand, héritier de Mendelssohn, relevée par M. Bourel dans son ouvrage : « Mendelssohn, le premier juif allemand, dans le sens difficile et responsabilisant des deux termes dans lesquels nous, juifs allemands, prenons notre germanité, ne nous a pas transmis en héritage la protection sous laquelle il créa ce nouveau lien » (p. 32). Dominique Bourel est donc revenu sur la combinaison « juif allemand », présente tout au long du XIXè siècle et du début du XXè siècle, en philosophie, mais aussi en politique et en littérature, et qui est une association née, selon lui, avec Mendelssohn. Il a ensuite évoqué le rôle inédit de Berlin, alors situé en Prusse, dans la formation de cette culture allemande (« germanité » selon les termes de Rosenzweig) portée par des générations d’intellectuels juifs. Berlin apparaît en effet comme une ville de la tolérance, comme un extraordinaire « laboratoire » de la diversité des cultures jusqu’en 1933 puisqu’elle avait accueilli des Juifs en 1671 (date de la fondation de la communauté juive de la ville, sous le Grand Électeur Frédéric-Guillaume de Brandebourg) et les huguenots français persécutés en 1685.
Dominique Bourel a par ailleurs souligné le caractère unique de la communauté juive allemande, notamment en comparaison avec la France, dans laquelle vivent alors des communautés en Alsace ainsi que du côté de Bordeaux et Bayonne, communautés qui ne revêtent pas la même importance. En effet, en Prusse, les juifs parviennent à des postes universitaires importants et on en compte parmi les juristes et les médecins prestigieux, en raison de la « tolérance pratique » des rois de Prusse. Néanmoins, cette tolérance s’est faite à deux niveaux, puisque les huguenots ont eu un accès aux droits civils et au pouvoir plus tôt que les juifs ; ainsi, Mendelssohn a dû travailler toute sa vie pour résider à Berlin et n’a obtenu que très tard les droits civiques les plus étendus accessibles à un juif.

Mathis Marquier et Dominique Bourel ont ensuite abordé l’œuvre de Mendelssohn. Ses ouvrages furent les véritables « best-sellers » de son temps, à l’image du Phédon (1767) dans lequel, en partant de Platon, il propose des démontrer rationnellement l’immortalité de l’âme. Cette œuvre eut un succès retentissant jusqu’à Paris, alors pourtant hostile à ce type de pensée. En effet, comme l’ont montré les deux intervenants, il existe une nette distinction entre l’Aufklärung allemande, mouvement dans lequel Mendelssohn inscrivit sa pensée et avec lequel il analysa son rapport dans son article „Über die Frage: was heißt aufklären?“ (« Sur la question : qu’est-ce qu’éclairer ? », 1784) et les Lumières françaises dont les philosophes, que Mendelssohn put côtoyer à la cour du roi de Prusse, étaient souvent très anti-métaphysiciens et athées ou déistes, là où les philosophes allemands étaient la plupart du temps des fils de pasteurs, éloignés de tout matérialisme. Si l’on regarde l’œuvre de Mendelssohn, notamment en songeant aux écrits d’un Voltaire en France, on retrouve cette nette différente entre Aufklärung et Lumières dans le rapport du philosophe à l’ordre établi que Mendelssohn préconise dans Was heisst aufklären ? « Lorsqu’il n’est pas permis de répandre certaine vérité utile et qui est l’ornement de l’homme sans abattre les principes de religion et de moralité qui sont en lui », écrit-il, « alors le partisan vertueux des Lumières procèdera avec prudence et précaution, et préfèrera tolérer le préjugé plutôt que de chasser en même temps la vérité qui lui est si solidement attachée. » employant l’image d’un philosophe qui se met la main sur la bouche plutôt que de contrevenir à l’ordre établi.

Cette pensée le distingue aussi d’autres philosophes emblématiques de l’Aufklärung, quoique postérieurs à Mendelssohn. Kant, par exemple, voit dans ce phénomène un événement de pensée marquant pour l’homme éclairé, la sortie de l’état d’hétéronomie, de servitude, d’aliénation dans lequel il s’était enfermé ; pour Mendelssohn, il existe des cas où l’ordre public n’est pas prêt à être illuminé et libéré de ses préjugés et de son état de tutelle.
Dans le contexte philosophique de l’époque, l’originalité de Mendelssohn réside, en outre, dans une appartenance à une double orthodoxie : l’orthodoxie juive, puisque le philosophe arrête ses correspondances au moment du Shabbat et pratique les commandements de la Torah, suscitant l’étonnement de ses amis philosophes, et l’orthodoxie philosophique placée, sous l’influence de Leibniz, sous le signe de l’accord de la raison de la foi. Cette revendication d’appartenance à la philosophie allemande est d’une extrême importance si l’on sait qu’elle provient d’un juif dont la langue maternelle n’était pas l’allemand mais le yiddish et l’hébreu mais qui mettait sans cesse un point d’honneur à parler allemand ; contrairement à bon nombre d’intellectuels de langue allemande de l’époque qui préféraient s’exprimer en français. En ce sens, Mendelssohn est quelque part à l’origine de la création d’une philosophie revendiquant son caractère purement allemand face aux philosophes français et à leur influence, une philosophie longtemps laissée de côté dans les recherches philosophiques au profit des Lumières françaises, mais redécouverte entre autres par l’École de Francfort qui s’est penchée sur la spécificité de l’Aufklärung, laquelle, contrairement à son homologue française, se caractérise par une conscience aiguë de l’insuffisance de la raison.
Le personnage de Mendelssohn préfigure, selon Dominique Bourel, l’état du juif moderne, en particulier à travers un autre ouvrage majeur de sa vie qui est sa traduction en allemand de la Bible. D. Bourel y décèle déjà l’idée que pour s’intégrer dans une société, il faut, tout en conservant son identité propre et sa religion, parler la langue utilisée par la majorité de la population, idée que l’on retrouve dans sa Jérusalem (1783) où l’on peut lire : « Aujourd’hui encore, on ne peut donner à la tribu de Jacob aucun conseil plus sage que celui-ci : arrangez-vous avec les mœurs et dans la constitution du pays où vous vous trouvez, mais tenez inébranlablement à la religion de vos pères» (p. 180). Dans sa traduction du Livre, Mendelssohn mêle hébreu et allemand, puisque la Bible est traduite en allemand, mais il utilise des lettres hébraïques, ce qui permet aux juifs allemands d’apprendre l’allemand en passant par la seule langue qu’ils connaissent alors. Dominique Bourel y voit l’un des plus beaux exemples de cette « passion pour la langue allemande » qui anime les juifs allemands dès cette époque et qui continuera de les animer dans les siècles suivants, alors même que l’allemand était mal aimé de ses propres locuteurs cultivés. Toutefois, comme le démontre la citation précédente, si Mendelssohn se prononce pour l’inclusion des juifs dans la culture allemande, il n’envisage pas leur conversion et préconise un attachement aux traditions et aux valeurs ancestrales, non antagoniste aux devoirs civiques qui sont le fait de tout citoyen. Ironie du sort, quand on sait que ses descendants, à commencer par le célèbre pianiste Félix Mendelssohn et sa sœur Fanny, embrassèrent le protestantisme…

La pensée de Mendelssohn apparaît de plus comme moderne en ce qu’elle entend également répondre aux réflexions autour de la « question juive », posée à cette époque par le haut-fonctionnaire prussien Christian Wilhelm von Dohm dans son ouvrage Über die bürgerliche Verbesserung der Juden (De la réforme politique des juifs, 1781), dans lequel il demande que les juifs soient « mis en possession des mêmes droits que les autres citoyens » ; la « dépravation » des juifs étant, selon lui, due aux lois oppressives qu’ils subissent et non à la nature des juifs eux-mêmes qui, sans ces lois injustes, seront des citoyens fidèles et reconnaissants. Dohm est le premier à considérer la question des juifs sous un angle économique, social et politique ; le sort des juifs ayant jusque-là toujours été considéré comme relevant du champ théologique, les juifs étant considérés comme des êtres corrompus appartenant au peuple « déicide. »

Mendelssohn va plus loin, défendant la liberté de conscience des individus, proclamant qu’une institution religieuse n’a pas à s’immiscer dans les affaires de l’État de même que l’État ne doit pas favoriser une religion plutôt qu’une autre. Il va jusqu’à s’opposer frontalement à l’idée d’une Verbesserung morale : il n’y a pas de réforme ou « amélioriation » à y avoir, mais simple reconnaissance, tolérance positive. Sa Jérusalemexpose ces principes, en réponse aux accusations d’hypocrisie lancées par ses adversaires qui pointaient du doigt les lois civiles issues de la Torah et appliquées dans l’État antique d’Israël. A ces accusateurs, Mendelssohn rappelle la communauté de vérités entre judaïsme et christianisme, le christianisme naissant du judaïsme, argument dont même un penseur aussi imprégné de culture luthérienne que Kant dut reconnaître la valeur et l’habileté, et dissocie dans le même temps un christianisme prosélyte car porteur d’une vérité révélée d’un judaïsme réticent à la conversion des non-juifs car reposant sur des lois ancestrales et non une révélation exclusive de vérités. C’est à partir de ce refus de prosélytisme qu’il bâtit une défense de la tolérance, contre la contrainte des institutions religieuses.
Dans sa lettre à Mendelssohn, Kant avait perçu dans laJérusalem « la proclamation d’une grande réforme (…) qui ne concernera pas seulement votre religion mais d’autres aussi », car Mendelssohn a su concilier sa religion avec la « nécessité d’une liberté de conscience », afin de la purifier de tout ce qui peut opprimer la conscience de l’individu. Cette lecture de Kant pose la question de l’actualité de la lecture de Mendelssohn dans des démocraties libérales, après l’avènement de cette « grande réforme » : Dominique Bourel conclut en affirmant que Mendelssohn peut être lu autant par des juifs, des chrétiens, des hommes laïques que des athées, car la destination de l’homme, selon Mendelssohn, est la plénitude éternelle, que l’on peut atteindre sans être juif. Les réflexions de Moïse Mendelssohn sont donc bien loin d’avoir perdu de leur vivacité, même en un temps où la croyance en une transcendance divine est désormais placée du côté de la minorité… Au contraire, laïcité et autres concepts de la modernité peuvent être envisagées à l’aune d’une lecture de Mendelssohn, qui ne cessera donc jamais d’être actuelle !
En fin de séance, Mireille Israël-Lang, spécialiste en histoire culturelle de la cuisine judéo-alsacienne, de la cuisine et des vins israéliens, nous a présenté les délicieuses recettes du buffet avant la dégustation. Au menu : pastrami, peickelfleisch, cornichons et raifort, salade de pommes de terre, tartes à l’oignons, et zimmetkuchen en guise de dessert.

Elle vous propose de poursuivre votre initiation à la cuisine judéo-alsacienne avec quelques livres et de bonnes adresses :
- Freddy Raphaël, La cuisine juive en Alsace, Strasbourg, La Nuée Bleue, 2005
- Claudia Rodern, Le livre de la cuisine juive, Paris, Flammarion, 2012 (1èreédition 1996),
- Annabelle Schachmes, La cuisine juive, Paris, Gründ, 2015
- Olivier Assouly, Les Nourritures divines. Essai sur les interdits alimentaires, Arles, Actes Sud, 2002
Quelques entreprises du patrimoine vivant liées à la cuisine juive :
- Les Macarons de Boulay : www.macaronsdeboulay.com
- Pains azymes Heumann : www.paulheumann.com
- Alelor (raifort) : www.alelor.fr
- Boucherie charcuterie traiteur GEISMAR : www.geismar-traiteur.fr
- Facebook : le Flory Winstub Restaurant
Pour rester dans l’ambiance judéo-alsacienne et prolonger les connaissances transmises : Freddy Raphaël, Les Juifs d’Alsace et de Lorraine de 1870 à nos jours, Paris, Albin Michel, Octobre 2018.
Enfin, un film qui magnifie Strasbourg :Tous les soleils, de Philippe Claudel, sorti en 2011.