Compte-rendu de la séance du mercredi 14 octobre 2020. « Des femmes juives engagées : de la reine Esther aux militantes d’aujourd’hui »

« Texte biblique et rôle des femmes : la figure de la reine Esther »
(Marie-Laure Rebora, ENS)

Malkat Esther, photo de Dikla Laor (avec l’aimable autorisation de la photographe).

Introduction :

Deux tapisseries de haute lice représentaient le couronnement d’Esther (la tradition voulait qu’on eût donné à Assuérus les traits d’un roi de France et à Esther ceux d’une dame de Guermantes dont il était amoureux) auxquelles leurs couleurs, en fondant, avaient ajouté une expression, un relief, un éclairage : un peu de rose flottait aux lèvres d’Esther au-delà du dessin de leur contour, le jaune de sa robe s’étalait si onctueusement, si grassement, qu’elle en prenait une sorte de consistance et s’enlevait vivement sur l’atmosphère refoulée ; et la verdure des arbres restée vive dans les parties basses du panneau de soie et de laine, mais ayant « passé » dans le haut, faisait se détacher en plus pâle, au-dessus des troncs foncés, les hautes branches jaunissantes, dorées et comme à demi effacées par la brusque et oblique illumination d’un soleil invisible. (Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Gallimard, 1946-1947, p. 128-129)

De la description de Marcel Proust à la mise en scène de la reine par la photographe israélienne Dikla Laor, Esther reste toujours liée à une certaine sensualité, à une beauté en harmonie avec la nature à laquelle elle se trouve associée. De fait, à travers les nombreuses représentations qu’elle a pu susciter, Esther se fait symbole d’une beauté naturelle, humble, mais puissante, puisque c’est par sa beauté qu’elle parviendra, comme Judith face à Holopherne, à sauver son peuple du plan d’extermination voulu par Haman. Esther apparaît donc comme un archétype de la femme idéale, de la souveraine juste et droite, prête au sacrifice pour son peuple -ce qui lui a valu une grande popularité parmi les souverains des royaumes chrétiens, depuis le Moyen-Age avec la représentation de Blanche de Castille en Esther à la Sainte-Chapelle jusqu’à l’Esther de Racine (1689) qui figure Mme de Maintenon en héroïne biblique mais c’est aussi une figure de la Juive, mais d’une Juive qui, à l’inverse de Judith, ne porte pas son identité dans son nom, c’est une Juive qui se cache (d’où sans doute sa popularité parmi les marranes) et ne se révèle qu’au moment décisif, face à la figure de l’antisémite, du persécuteur des Juifs qu’est le puissant Haman. Les représentations d’Esther se sont donc concentrées sur ces deux aspects du personnage, reine et Juive, mettant parfois l’un des deux davantage en avant par rapport à l’autre, même si les deux sont inséparables, car, comme le rappelle Mardochée, si elle est reine, c’est pour sauver son peuple.

La Meguila d’Esther, dernier des Cinq Rouleaux dont la rédaction est estimée aux environs de 150 avant notre ère, se caractérise donc par cette omniprésence du secret, du caché, du voilé, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Claudine Vassas (cf bibliographie), qu’il s’agisse de Dieu comme de l’origine de la jeune héroïne, comme si les deux étaient liés, l’un révélant l’autre, l’acte d’Esther révélant l’amour de Dieu pour son peuple, d’un Dieu absent, car son peuple est en exil, loin de la terre qui lui avait été donnée. Car ce secret, ce risque de la persécution sont le propre de l’identité juive en exil et ce qui reste assez exceptionnel, c’est que cette identité souffrante est portée par une femme ; la protagoniste du Livre est une femme, Esther, orpheline, donc sans attaches, si ce n’est un cousin germain, Mardochée, qui, lui, est désigné d’emblée comme Juif.

Esther n’est pas un cas unique au sein des textes bibliques, on compte un grand nombre d’héroïnes dont nous croiserons plus tard le chemin, à commencer par celle qui a droit, elle aussi, à une Meguila portant son nom, Ruth, figure de la prosélyte. Mais ce qui est exceptionnel, c’est qu’avec la figure d’Esther, les Juifs ont une reine, et pas n’importe quelle reine, une reine de Perse, l’empire le plus vaste à l’époque en Orient, une reine puissante donc, capable de les protéger. Et ce qui marque le caractère singulier de cet épisode unique dans l’histoire juive, c’est la célébration de Pourim, fête de la reine Esther, fête qui commémore le salut offert au peuple juif par une femme.

En effet, c’est là sans doute l’un des points les plus intéressants, c’est que dans la Meguila, qu’elles aient un rôle positif ou négatif, les femmes ont le dessus sur leurs maris : Esther a la mainmise sur l’immense territoire perse ; Zeresh, la femme d’Haman, est sa conseillère et l’instigatrice de ses rêves les plus noirs ; enfin, l’histoire d’Esther n’aurait jamais pu être ce qu’elle fut sans le caprice d’une femme, la reine Vashti. Finalement, l’histoire racontée par la Meguila semble bien être une affaire de femmes dans laquelle les hommes ont un rôle plus secondaire, à l’exception notable sans doute de Mardochée.

Ce sont donc ces différents axes qui jalonneront notre analyse et nos tentatives de réponses, fruits du croisement entre exégèse traditionnelle du texte et lectures plus contemporaines ainsi que de l’apport des images au texte, à des interrogations autour de la figure d’Esther qui peuvent surgir lors de la lecture de la Meguila : D’où Esther tient-elle sa force ? En quoi ce texte permet-il de repenser le rapport existant entre la religion juive et les femmes, à travers l’image d’une femme puissante et engagée pour son peuple ? Comment la Meguila d’Esther, texte de l’exil et donc relativement tardif, s’inscrit-il par cette figure féminine et par cet engagement pour son peuple dans tout un cycle de personnages féminins antérieurs qui prennent la défense du peuple d’Israël, qu’il soit le leur ou bien le peuple de leur choix ? Que nous révèle l’histoire d’Esther du lien existant entre identité juive et univers féminin ?

  • Le nom d’Esther

Un « nom voilé » : Avant de s’attacher à la figure de la reine, il convient de revenir même à l’étymologie ou plutôt aux étymologies de son nom, les considérations onomastiques offrant, comme souvent dans les études bibliques, des préliminaires essentiels à toute réflexion sérieuse sur le sujet. Le nom d’Esther apparaît d’emblée comme problématique ; c’est un nom pluriel (Hadassah et Esther), mystérieux et qui prête à de nombreux débats sur son origine, comme si, mimétiquement, il reproduisait le mystère planant sur l’origine cachée, celée de notre héroïne à la cour d’Assuérus.

Le nom le plus connu d’Esther est Hadassah, nom que, dans la Guemara, Rabbi Meir (un des docteurs les plus éminents de la Mishnah qui a vécu au IIème siècle de notre ère) explique par le fait qu’elle était appelée ainsi comme les justes qui sont appelés hadassim (הדסים). Le Meam Loez  (commentaire sur le Tanakh rédigé, en ladino, par le Rav Yaakov Culi en 1730) vient davantage expliciter cette idée, en rendant compte de la métaphore qui sous-tend le terme hadassim : elle avait le teint olivâtre et la grâce du myrte qui se nomme hadas (הדס) en hébreu, à laquelle les sages sont comparés. Les arbres verdissent en été et se dessèchent en hiver, ajoute-t-il en substance, mais le myrte fait exception, comme Esther qui est toujours une tsadeket(צדקת), aussi bien chez Mardochée que chez Assuérus ; le myrte a une bonne odeur mais sa saveur est âcre, de même qu’Esther se montre bonne envers Mardochée et son peuple, mais âcre et dure envers Haman.

Mais le nom d’Esther a pu aussi être associé à la même racine que le nom d’Ishtar, déesse babylonienne, tout comme le nom de Mardochée viendrait du dieu babylonien Mardouk. Dans le tome 3 de La pensée juive, Armand Abécassis laisse ainsi entendre que le conflit opposant Haman et Vashti à Esther et Mardochée retrace sans doute le conflit primordial dans la tradition babylonienne entre, d’une part, Ishtar et Mardouk, dieux babyloniens de la lumière, et Ouman et Mashti, dieux de l’obscurité ; la ressemblance des noms et de la symbolique est frappante et va dans le sens d’une certaine parenté entre tradition babylonienne et récit juif et d’une influence de la première sur le second. La tradition selon laquelle Esther aurait eu un double nom (à la fois Hadassah et Esther/Ishtar) apparaît par ailleurs dans le Talmud de Babylone, au traité Meguila, dans un passage qui nous livre précisément les divergences des avis des rabbins les plus éminents à propos de l’origine du nom d’Esther : Rabbi Nehemiah (élève de Rabbi Akiva qui vécut au IIème siècle de notre ère) affirme en effet que son vrai nom était Hadassah, et pourquoi ce nom d’Esther ? C’est que les nations du monde l’appelaient ainsi en pensant à (la beauté éclatante) de la lune-Ishtar. (Meguila 13a) Cette piste qui suggère l’assimilation de divinités de Babylone avec les protagonistes du récit biblique présente un grand intérêt dans la perspective d’une identité cachée qui passe par le nom, car le nom reflète l’identité de celui ou celle qui le porte : Ishtar/Esther représente l’identité apparente fondée sur l’aspect (la beauté d’Esther), « l’écorce », tandis qu’Hadassah symbolise la véritable identité, les racines juives d’Esther.

Certaines traditions ont également établi un autre rapprochement, étroitement lié au précédent, entre Esther et Astera, qui désigne en grec l’étoile du matin et qui était par ailleurs une appellation de Vénus, déesse de l’amour : on retrouve cette explication dans le passage précédemment cité du traité Meguila ainsi que dans le Meam Loez qui dit qu’elle a été nommée ainsi car elle était aussi belle que cette étoile et ajoute que le nom perse de cette étoile était Ishtar. On voit donc comment le nom d’Esther se situe à la croisée de plusieurs cultures méditerranéennes et s’inscrit dans les échanges culturels entre mondes oriental et gréco-romain et les mécanismes de transmission de ces traditions, d’une langue à l’autre.

Enfin, le nom d’Esther a pu être rattaché à la racine סתר (ou STR) que l’on trouve par exemple dans le verbe satar (סָתַר), cacher ou encore le nom seter (סֵ֫תֶר), le secret. De fait, cela correspond précisément à l’histoire de notre héroïne, puisqu’Esther cache ses origines et en fait ainsi un secret qui la lie au seul Mardochée. Le Meam Loez  dit qu’Esther signifie caché et que ce nom lui a été donné par Mardochée (et non les « gentils » comme précédemment), quand il lui a fait promettre de cacher son origine ; il ne s’agit donc pas de son nom d’origine mais du nom, juif mais qui peut tout à fait sembler goy (voir les analyses sur Ishtar), qu’elle adopte à l’instigation de son protecteur et qui correspond à sa condition de Juive cachée. Ce passage du Meam Loez reprend une interprétation que l’on trouve déjà développée dans le passage du Talmud de Babylone déjà cité précédemment (Meguila 13a) : Rabbi Yehouda dit : son vrai nom était Hadassah et pourquoi ce nom d’Esther ? C’est parce qu’elle avait caché (masteret) sa véritable situation, ainsi qu’il est dit : « Esther n’a pas fait connaître qui était son peuple etc. » (Est. 2, 20). Par ailleurs, en partant toujours de cette racine, la reine Esther a pu être rapprochée de la tradition des Tsadikim Nistarim (les cachés) qui provient d’un précepte talmudique (énoncé dans les traités Sanhédrin 97b et Sukkah 45b du Talmud de Babylone) selon lequel, à chaque génération, trente-six justes cachés saluent la Shekhina (la présence divine), et portent le destin et la survie de leur peuple et du monde sur leurs épaules. Il est intéressant de noter que la caractéristique principale des Tsadikim Nistarim est leur grande humilité, caractéristique également mise en avant dans l’attitude de la reine Esther qui contraste avec l’orgueil de la reine Vashti.

*Dévoilement et grâce : La reine Esther est-elle une héroïne biblique réputée pour sa grande beauté ? Il convient là de distinguer la figure d’Esther que nous offrent les représentations picturales et les tableaux littéraires, où, à l’image de la description proustienne de la tapisserie du « Couronnement d’Esther » (cf supra), sa beauté se confond souvent avec son rang en une sorte d’aura royale.

Trois peintres et trois Esther (diapositive présentée pendant la séance).

Ainsi en est-il des représentations d’Esther de Véronèse et Rembrandt (voir ci-dessous) qui la dépeignent en reine – on identifie aisément la couronne et la traîne royales dans le tableau de Rembrandt – à deux moments-clés du récit d’Esther : le face-à-face d’Esther et d’Assuérus, moment de la transgression, pour Véronèse et le festin d’Esther (présumément le dernier), moment de la révélation, dans le cas de Rembrandt. La position centrale du personnage ainsi que les jeux de lumière, particulièrement saisissants dans le tableau de Rembrandt qui fait surgir Esther de l’obscurité dans laquelle sont plongés le roi et Haman, insistent sur la pureté, l’innocence et la « lumière intérieure » de la jeune reine.

Au contraire, moins majestueuse, plus humble et proche de nous sans doute, Esther apparaît, sous le pinceau de Marc Chagall (voir supra), comme une jeune fille de village -possiblement une jeune mariée car elle est vêtue de blanc- belle, mince, aux traits fins et au regard rêveur et mélancolique ; humaine dans sa fragilité et plus grande que nature, elle rappelle, par la présence du bleu de la nostalgie, certains portraits de la muse disparue du peintre, son épouse Bella, ou encore ses tableaux de mariés par l’impression de flottement qui s’en dégage, tandis que le village en arrière-plan évoque davantage les shtetls de la Biélorussie natale du peintre que la ville de Suse. Contrairement à Véronèse et à Rembrandt, Chagall nous donne à voir sa vision toute personnelle d’Esther, liée à sa propre identité juive et à son vécu.

Si la beauté d’Esther a, comme nous l’avons vu, éveillé l’imagination des artistes, la jeune femme n’est jamais véritablement décrite, comme souvent dans les textes bibliques ; la Meguila se contente de la suggérer comme dans un conte : il est dit d’Esther qu’elle est belle de taille et belle de visage (Est. 2, 7), description qui reste assez vague mais rappelle presque mot pour mot le portrait de Rachel (Gn 29, 17). D’ailleurs, les avis parmi les commentateurs diffèrent. Le Talmud de Babylone (Meguila 15a) souligne la beauté de la reine : il y eut au monde quatre femmes extraordinairement belles :  Sara, Abigaïl, Rahab (femme cananéenne qui sauva deux espions de Josué, aidant ainsi à la prise de Jéricho par ce dernier, en Js 2, 1-21) et Esther. A l’inverse, un passage du traité Meguila (13a) rapporte : Ben Azai disait : « Esther n’était ni grande de taille ni petite mais moyenne » (…). Rav Yehoshoua fils de Karkha disait qu’Esther était appelée Hadassah car elle était de contenance verdâtre et avait le teint pâle comme le myrte, mais elle avait un fil invisible de grâce divine qui s’étendait sur son visage.

La double analyse de Ben Azai et de Rav Yehoshoua présente un grand intérêt en ce qu’elle introduit un autre concept, sans doute plus pertinent que celui de beauté, à savoir la grâce d’Esther qui transparaît dans la formule elle trouva grâce à ses yeux, employée lors de sa rencontre avec Assuérus (Est. 2, 17). Esther est une figure charismatique ; le texte de la Meguila souligne l’effet qu’elle produit sur tous ceux qui la voient : elle plaît et séduit sans que l’on sache trop pour quoi, ce qui est une caractéristique de la grâce, inexplicable par essence, même si le texte semble souligner qu’elle plaît par son humilité et sa discrétion qui la différencient des autres femmes : elle ne demanda rien en dehors de ce que proposait Hegaï (…) et Esther s’attira les sympathies de tous ceux qui la voyaient (Est. 2, 15). Le Manot Halevi (commentaire du Rav Salomon Alkabetz de 1585) voit dans la modestie d’Esther et sa grande retenue l’expression de son origine juive cachée, tandis que dans le traité Meguila 13a, Rav Eleazar dit que chaque peuple la revendiquait pour sienne, car chacun se reconnaissait en elle ; selon lui, la grâce d’Esther résidait dans la possibilité d’identification à sa personnalité, car Esther était une personnalité consensuelle et ce fut là sa force.

Mais la grâce d’Esther n’est pas humaine et l’adjectif que Rav Yehoshoua lui associe est primordial : elle est divine, car la figure d’Esther est associée à la Shekhinah, manifestation féminine et poétique de la présence divine depuis le retrait de Dieu. Or, précisément, le nom de Dieu est absent, du moins explicitement, de la Meguila et il se révèle par l’être d’Esther dont la grâce apparente naît de la Shekhinah. Dans son ouvrage Les Matriarches. Sarah, Rebecca, Rachel et Léa (cf bibliographie), Catherine Chalier analyse avec finesse comment cette part féminine du divin irradie des figures féminines telles que Sarah ou Rachel, les enveloppe de son aura comme d’un voile, les protégeant des convoitises des hommes mauvais mais les rendant séduisantes pour les hommes droits. Tel est aussi le cas d’Esther : le Midrash Esther Rabbah (chapitre 6) indique ainsi que quand elle se tient dans la cour face au roi, elle est parée par Dieu d’une nouvelle beauté et d’un nouveau charme qui la rendent séduisante aux yeux du roi. Ce nouveau charme est d’une puissance qui dépasse toute force humaine et l’on peut penser à la tradition mystique et ésotérique de l’Esther céleste développée par le Zohar, laquelle a inspiré la présence d’Esther dans de vieux récits yiddish du XVIIème siècle où il est question de dibbouk, de possession et de réparation de l’âme (tikkun) par le biais d’une parcelle de lumière entrant dans l’âme du possédé et cette lumière n’est autre que l’étincelle de la reine Esther.

  • Les femmes dans la Meguila d’Esther

*Les deux reines : l’opposition Esther/Vashti : C’est tout d’abord autour de cette opposition entre deux femmes que se construit le récit, puisqu’Esther va remplacer la précédente reine et effacer le nom de Vashti qui disparaît complètement après l’arrivée d’Esther sur le trône. Ces deux figures antithétiques répondent à un autre couple antithétique, d’hommes cette fois, celui d’Haman et de Mardochée.

Comme Haman, Vashti appartient à une lignée mauvaise et impie : d’après le Meam Loez, elle est d’ascendance royale ; c’est la fille de Balthazar (célèbre par son festin, immortalisé par la ballade de Heine intitulée Belsazar) et l’arrière-petite-fille de Nabuchodonosor (destructeur du Premier Temple en 586 avant notre ère). Son caractère la dessert tout autant : orgueilleuse et méprisante, dans la majorité des traditions, c’est par vanité qu’elle refuse (elle est même condamnée et brûlée dans certains récits oraux). Mais le Talmud (Meguila 12b) donne aussi une autre explication quant à son refus : elle aurait refusé non par pudeur ou par fierté, mais par honte, parce que Dieu l’aurait frappée de la lèpre pour la punir de sa vanité ; cette variante est intéressante, car la lèpre est précisément une maladie qui défigure la beauté apparente, faisant ainsi symboliquement apparaître la noirceur de son cœur, la « lèpre intérieure » de son être.

Toutefois, ce personnage très sombre dans la tradition biblique et rabbinique accède à une certaine reconnaissance par le théâtre qui lui donne complexité, profondeur et ambivalence, bien avant Alterman : elle se trouve élevée à un personnage touchant de par sa vulnérabilité, car cette figure de reine bafouée, personnage tragique par excellence, est interprétée à la lumière de sa condition de femme. La « malheureuse reine » est donc magnifiée dans les pièces des rabbins provençaux du XVIIIè siècle, comme La Reine Esther du Rav Mardochée Astruc (1774), et surtout dans les drames italiens qui leur sont un peu antérieurs : dans son Esther (1619), Léon de Modène nous livre un portrait pathétique de Vashti propre à susciter la pitié auprès du spectateur. Au moment de l’annonce de sa répudiation, la reine se répand en effet en lamentations sur la misère de la condition féminine dont elle devient une sorte d’incarnation, par les malheurs que lui a causés son acte de résistance contre le pouvoir masculin. Cette réhabilitation de Vashti peut sembler à bien des égards étonnante, mais elle trouve ses conditions de possibilité dans le texte biblique lui-même, car, si l’on revient à la Meguila, on s’aperçoit qu’Esther et Vashti sont des personnages symétriques et inverses, leurs postures relèvent le même défi et bravent le même interdit : si toute personne convoquée par le roi ne peut se soustraire à l’obligation d’accepter sous peine de mort, toute personne qui se présente sans autorisation devant lui encourt le même risque. Mais là où la première échoue, la seconde réussit, grâce à l’aide, cachée, de Dieu.

*Esther la juste contre Zeresh la perverse : A la lecture de la Meguila, on aura noté que deux femmes exercent la même domination et la même influence sur leur mari, mais là encore de manière diamétralement opposée, car l’une agit pour le bien, tandis que l’autre est agent du mal : il s’agit d’Esther et de Zeresh, la femme d’Haman. Zeresh est véritablement l’incarnation de la femme maléfique, une sorte de Lady Macbeth avant l’heure ; à ce titre, plus encore que Vashti dont on a pu relever les similitudes avec Esther, elle est la stricte antagoniste d’Esther : Haman apparaît presque comme un pantin entre ses mains, lorsqu’elle lui suggère de faire dresser une potence pour Mardochée (Est. 5, 14) ; elle est la conseillère et l’instigatrice de la réalisation des desseins les plus noirs de son mari, tout comme Esther se fait conseillère et instigatrice d’Assuérus. Derrière un homme se cache toujours une femme, pour le meilleur comme pour le pire, semble dire la Meguila

*Les femmes face aux hommes dans la Meguila ou l’émergence d’une voix féminine : Q’elas voldran portar las braias (elles voudraient porter les braies) : cette expression, extraite du Roman Provençal d’Esther, œuvre fragmentaire de 448 vers composés en langue vulgaire (mais avec les caractères hébraïques !) par le médecin juif Crescas du Caylar, qui vécut au XIVème siècle, nous donne une image saisissante des personnages féminins de la Meguila, et plus encore de ses réécritures provençales, femmes de caractère, qui commandent aux hommes et en imposent ; ce sont bien elles « qui portent la culotte ».

Toutefois, la Meguila porte en elle-même le germe d’une réflexion plus profonde, et non seulement burlesque comme ses réécritures, sur l’émergence des femmes sur la scène publique et politique. On peut penser à l’ordonnance promulguée par Assuérus après le refus de la reine Vashti, de peur que la « mini-révolution » de la reine, son défi lancé au pouvoir royal, soit reproduite et imitée dans chaque demeure du royaume ; l’ordonnance vise à ce que toutes les femmes témoignent du respect à leurs maris (Est. 1, 20). C’est dire si le geste de Vashti a été perçu comme une menace qui aurait pu mettre à mal l’ordre établi et la domination masculine ! Car la reine doit être un modèle et une figure de l’ordre établi, en tant que « première dame », elle se doit d’être soumise à son mari. Si Vashti échoue face au pouvoir des hommes, l’histoire d’Esther laisse à voir la sortie symbolique du silence d’une femme, dans un « circuit de la parole et de l’écriture d’abord dominé par la toute-puissance masculine » pour reprendre les termes de Claudine Vassas ; à la dimension carnavalesque d’une ordonnance grotesque vient se superposer une dimension plus sérieuse : en réalité, Assuérus va plier face à sa nouvelle femme et sera soumis à son bon plaisir. Seulement, contrairement à Vashti, Esther aura l’intelligence d’agir de manière cachée, à l’image de son identité, sans remettre en cause au grand jour l’autorité royale. Mais Esther parle au roi, brave l’interdit de la parole non autorisée au préalable et donc circonscrite dans un cercle précis et détruit la force de l’édit promulgué sous l’instigation d’Haman qu’elle remplace par le récit dont Mardochée et elle sont les rédacteurs : elle accède aux deux dimensions du pouvoir royal et masculin, la parole et l’écriture, tout en se créant un nom à jamais associé à l’éclat de son action audacieuse. Elle devient une héroïne dans un monde de héros.

Esther s’impose face à Haman (voir le dernier festin d’Esther en Est. 7, 8) et face à Assuérus, mais aussi face à Mardochée. En effet, tout d’abord, Esther suit les préceptes de Mardochée qui est son précepteur, elle est sous sa domination (même une fois reine, elle ne divulgue pas son origine : Esther se conformant aux instructions de Mardochée, comme si elle était encore sous sa tutelle (Est. 2, 20)). Le changement se situe au moment où elle prend elle-même décision d’aller voir le roi, et, demandant à tous les Juifs de jeûner, elle pose ses conditions pour affronter la mort (Est. 4, 15). C’est désormais Mardochée qui suit les prescriptions énoncées par Esther :  Et il fit selon tout ce que lui avait ordonné Esther. (Est. 4, 17) On assiste à un basculement, à un renversement, elle s’est émancipée et est devenue pleinement la reine de son peuple. A la fin du récit, c’est bien Esther qui prépose Mardochée à la maison d’Haman ; c’est elle qui est à l’origine de son élévation sociale (Est. 8, 2).

  • Esther, une héroïne descendante de héros bibliques

Si Esther est une héroïne dotée d’une si grande ténacité et d’une si grande énergie, c’est qu’elle n’est pas la descendante de personnages de moindre qualité ; elle est certes orpheline, mais, dès le premier verset, elle se trouve inscrite, par l’intermédiaire de son cousin germain Mardochée, dans une généalogie bien spécifique, elle est de sang royal et est donc en quelque sorte prédestinée à son statut de reine.

*Esther et Saül ou l’histoire de la réparation d’une faute : La Meguila indique clairement qu’Haman est un descendant d’Agag (dès Est. 3, 1), roi d’Amalek à l’époque du premier roi d’Israël, le roi Saül. Le peuple d’Amalek est l’ennemi acharné du peuple d’Israël dont il a juré la perte (on se souvient de l’attaque immotivée orchestrée par les Amalécites contre les enfants d’Israël à peine sortis d’Egypte en Ex 17, 8-16) : l’Exode annonce que le peuple juif livrera bataille contre Amalek de génération en génération (Ex 17, 16), tandis que le Deutéronome ajoute même que le nom d’Amalek doit être effacé (Dt 25, 12). L’affrontement de Pourim n’est donc que la dernière réitération d’une guerre antique… que Saül n’a pas su mener comme il le fallait, puisque, contrairement aux prescriptions divines, il ne détruit pas le bétail et les biens d’Amalek et épargne Agag (Sam 1, 15), ce qui lui vaut d’être déchu et remplacé par le jeune David. Esther répare donc une erreur antérieure… d’autant plus qu’elle descend du roi Saül, lui aussi issu de la tribu de Benjamin.

*Esther et Benjamin ou l’histoire d’une reine issue d’une humble tribu : L’appartenance d’Esther à la tribu de Benjamin nous est connue dès Est. 2, 5 à travers l’ascendance de Mardochée et cette appartenance, évoquée en passant, est loin d’être un détail. Je reprends ici l’analyse éclairante du Rav David Fohrman (cf bibliographie) qui établit un parallèle entre la phrase qu’Esther prononce avant l’entrevue avec le roi (vekaacher avadeti, avadeti, « si je dois périr, je périrai », en Est. 4, 16) et une phrase de Jacob (vekaacher chakolti, chakolti, « si je dois perdre (Benjamin), je (le) perdrai », en Gn, 43, 14), prononcée en un contexte bien particulier. Il s’agit en effet de l’épisode de Joseph et de ses frères : Joseph (qui ne s’est pas encore fait connaître) réclame Benjamin, le seul fils de Rachel qui reste à Jacob ; voyant son père effondré, Juda, fils de Léah, prend sur lui d’accompagner Benjamin en Egypte et de le ramener sain et sauf ; c’est alors que Jacob prononce cette phrase. La même séquence apparaît quand il y a possibilité que Benjamin ne revienne pas vivant et quand il est bien possible que les Juifs ne survivent pas, ce qui indique le lien étroit unissant le destin des Juifs, qui tirent leur nom de la tribu de Juda (Yehudim), et le destin de Benjamin. La tribu de Benjamin fait partie du Royaume de Juda mais fonctionne comme un groupe à part, ici les intérêts convergent et Benjamin rend la pareille à Juda à travers une femme, Esther, qui est sa descendante, et se trouve relevé. Derrière le miracle de Pourim, la Meguila nous livre le récit d’une réconciliation familiale et de l’unité d’un peuple : ainsi, selon le Gaon de Vilna, l’exhortation à Mardochée  va rassembler tous les Juifs présents à Suse (Est. 4, 16) se limite aux Juifs de Suse pour des raisons géographiques, mais a une visée plus ample : en vérité, c’est l’unité de tout le peuple juif qui se joue à Suse.

*Esther et Joseph ou deux Juifs de cour en terre étrangère : On a vu les ressemblances entre l’histoire d’Esther et celle de Benjamin, mais il existe aussi des correspondances entre le destin de notre héroïne et celui du fils aîné de Rachel. Dans son article « Iyounim beMeguilath Esther, La Reine Esther et Joseph le Juste », Gabriel Cohn repère une grande similitude linguistique et thématique entre les deux récits : certaines phrases dans la Meguila sont un écho de passages relatifs à Joseph dans la Genèse, comme l’évocation suggestive de leur beauté (Or, Joseph était beau de taille et beau de visage (Gn 39,6)/cette jeune fille était belle de taille et belle de visage (Est 2,7)) ou la manière dont Esther et Joseph sont découverts et choisis par le souverain (Que Pharaon ordonne d’établir des commissaires dans le pays (…) Ce discours plut à Pharaon… (Gn 41, 34-37)/Que le roi institue des fonctionnaires dans toutes les provinces de son royaume, chargés de rassembler toutes les jeunes filles vierges, d’une belle apparence (…) Ce discours plut au roi… (Est 2, 3-4)). A la ressemblance textuelle correspond une ressemblance thématique : Esther et Joseph sont deux « Juifs de cour », ils sont révélés aux souverains d’abord par leur beauté puis par leur grande sagesse et sont parvenus au pouvoir « malgré eux », dans un but bien précis qui est de venir en aide à leurs frères en danger (à cause de la famine en Egypte et au pays de Canaan/de la menace d’extermination en Perse), ce sont deux Juifs en terre étrangère, dans deux royaumes (Egypte et Perse). Enfin, tous deux changent de nom (Hadassah-Esther/Joseph-« Tsaphnath-Pahnéakh » (Gn 41, 45), c’est-à-dire révélateur de secrets, sauveur du monde, soutien de la vie) et adoptent deux noms qui ont trait au secret (origine juive d’Esther/véritable identité de Joseph par rapport à ses frères), lequel est révélé au cours d’un banquet.

  • Esther et les autres femmes bibliques vues à travers les photographies de Dikla Laor (2013-2019, Golan, Israël)

*Partons à la découverte d’autres femmes bibliques liées à la figure d’Esther à travers le travail de Dikla Laor intitulé Women of the Bible, qui comprend soixante-et-une photographies que vous pouvez retrouver intégralement sur le site de la photographe : https://en.diklaphotography.co.il/. Ce projet colossal est d’abord né de photographies d’amies puis de femmes rencontrées par Dikla Laor dans les paysages du Golan, sa maison depuis dix-sept ans, où elle vit avec son mari et ses enfants ; cet ancrage délibérément choisi mais en décalage par rapport aux paysages bibliques constitue la grande originalité du travail de Dikla Laor, qui est un travail de réinterprétation et de réappropriation de figures bibliques à travers la sensibilité personnelle de l’artiste. Les paysages montagneux et sauvages du Golan lui permettent en effet de jouer sur les changements de couleurs à travers le cycle des saisons, en en faisant le miroir du caractère de chacune des femmes bibliques : ainsi, Esther surgit, comme une apparition, du milieu de la brume, la tête baissée, comme concentrée sur le festin qu’elle prépare ; Dikla Laor fait ressortir la part de mystère qui l’entoure ainsi que la détermination d’une reine tout entière affairée à la réalisation de son plan. Dikla Laor revendique par ailleurs un grand intérêt pour les récits bibliques, intertextes toujours présents à travers des citations de versets décrivant la femme biblique représentée, auxquels elle associe l’influence des tableaux de la Renaissance et du Moyen-Age : ses photographies ressemblent à de véritables représentations picturales, magnifiant la femme dans sa méditation ou dans l’exécution de son geste où transparaissent détermination, délicatesse, beauté et force intérieure. La photographe israélienne ne se contente pas de représenter des femmes bibliques emblématiques mais elle donne aussi un visage à des femmes dont seul le nom est mentionné, ou parfois même seule la présence : ainsi en est-il de la femme de Manoah mentionnée au Livre des Juges (chapitres 13 et 14), aussi connue pour être la mère de Samson. Des femmes non juives figurent aussi dans Women of the Bible, comme Yaël, femme de Haber le Kénite, qui tue Sisséra, accomplissant la prophétie de Déborah selon laquelle seule une femme viendrait à bout de cet ennemi du peuple juif (Jg 4, 9). Ce travail se veut donc un véritable panorama des femmes bibliques dans leur multiplicité et leur diversité, dont nous avons choisi de présenter deux catégories, en raison de leur proximité avec la reine Esther :

*Les matriarches (Sarah, Rébeccah, Rachel et Léah).
Esther s’inscrit dans la lignée des matriarches dont elle perpétue les qualités et les vertus, la lignée du silence pour reprendre le titre d’un article de Betty Rojtman (cf bibliographie), une lignée d’héroïnes bibliques ayant choisi l’éthique du silence. Comme elles, Esther est une figure effacée, discrète, secrète, bien qu’elle mette fin à son silence pour imposer sa parole face aux circonstances dramatiques pour son peuple. Ces femmes ont sauvé leur peuple, voire fondé ce peuple, par leurs actions, que l’on pense au geste désintéressé de Rachel au profit de sa sœur Léah ou à la ruse de Rébeccah qui permet à Jacob d’être béni, deux actions fondatrices du peuple juif. D’une certaine façon, Esther lui redonne elle aussi la vie qui allait lui être ôtée.

Les matriarches vues par Dikla Laor (diapositive issue du diaporama présenté lors de la séance, avec l’aimable autorisation de la photographe).

Dans la tradition rabbinique, il existe par ailleurs un lien plus étroit entre Esther et deux des quatre matriarches :

-Rachel : le premier lien est généalogique, puisque Rachel est la mère de Benjamin, mais on relève également un rapport étroit entre les deux femmes qui ont une similitude de caractère remarquable. En effet, toutes deux se taisent : par son silence, Rachel, consciente de la ruse de Laban (Gn 29, 23), laisse sa sœur prendre sa place (voire même l’aide dans cette démarche), d’après le Midrash Tanhuma, Vayeze 6, silence auquel répond le silence initial d’Esther sur ses origines. Ces deux femmes de l’effacement en apparence tirent néanmoins une grande force de leur silence, qui est salvateur pour le peuple juif.

-Sarah : le Midrash Esther Rabbah raconte que Rabbi Akiva, entre autres, considère que si Esther a régné sur 127 provinces, c’est parce que Sarah a vécu 127 années parfaites et sans péché : si elle avait gaspillé son temps, le royaume d’Esther en aurait été diminué, ce qui démontre un bel exemple de solidarité intergénérationnelle entre les femmes bibliques. En outre, par ce biais, Esther se trouve inscrite par les commentateurs dans le sillon des matriarches et sous l’égide de la mère fondatrice du peuple juif. Ces effets de résonance et d’échos entre deux figures féminines majeures de la Bible rapproche encore une fois la Meguila des textes de la Torah.

*Les prophétesses.


Si la Bible présente quarante-huit prophètes, on ne dénombre que sept prophétesses : Sarah, Myriam, Déborah (seule femme parmi les Juges d’Israël), Hannah (la mère du prophète Samuel), Abigaïl (femme, belle et intelligente qui apparaît en 1Sam, 25 : mariée à Nabal, marchand fou (sens de son nom) qui refuse de donner de la nourriture à David qui a veillé ses terres et son troupeau, Abigaïl craignant la colère de David va le trouver, lui donne la nourriture et lui rappelle la promesse de Dieu assurant à David une longue descendance, prophétie cruciale ; à la mort de Nabal, elle devient la femme de David), Houldah (femme de Shaloum, mentionnée dans le 2ème livre des Rois : elle est consultée par le roi Josias après la découverte d’un exemplaire du Livre de la Loi dans le Temple et prédit la condamnation du royaume tout en disant que Josias ne verra pas sa destruction car il sera rappelé à ses pères, en raison de sa piété) et Esther, prophétesse associée à l’Exil et à la Diaspora. Comme ces femmes d’exception et de poigne qui jalonnent l’histoire du peuple juif, de sa fondation à ses temps de crises et d’incertitudes, Esther contribue au salut du peuple d’Israël, mais elle incarne une autre facette du peuple juif, celle de la diaspora formée par l’exil forcé à Babylone.

Les prophétesses (diaporama présenté lors de la séance avec l’aimable autorisation de la photographe). Dikla Laor elle-même pose en Hannah.

Conclusion :

Ô mon souverain Roi !/Me voici donc tremblante et seule devant toi./Mon père mille fois m’a dit dans mon enfance/ Qu’avec nous tu juras une sainte alliance,/Quand pour te faire un peuple agréable à tes yeux,/ Il plut à ton amour de choisir nos aïeux. (Jean Racine, Esther, v. 317-322) Ces vers issus de la prière de l’Esther racinienne sont particulièrement bien choisis pour dépeindre la signification profonde du personnage d’Esther, tout à fait indissociable de la destinée de son peuple dont elle est plus que la porte-parole, elle en est l’incarnation et l’émanation, car, comme nous l’avons vu, elle s’inscrit dans l’histoire du peuple juif, par son ascendance mais aussi par sa propre volonté. Esther s’inscrit également dans les pas des femmes, nombreuses, qui l’ont précédée, les matriarches et les prophétesses, dont elle possède à la fois la retenue et la ténacité ; mais ce qui fait sa singularité est, comme le souligne Mardochée, son rang de reine : pour un peuple juif en exil en terre étrangère, et donc minoritaire, elle constitue le seul appui. Esther apparaît donc comme une héroïne de la diaspora mais qui, par son action, suscite une unité parmi les Juifs, divisés entre différentes tribus (c’est le sens de l’interprétation du Rav Fohrman), autour de la figure et de l’autorité de la reine. Dans un monde où Dieu est absent, du moins à première vue, elle a compris que l’initiative de l’action appartient à l’individu et prend sur elle le salut de son peuple. En ce sens, elle a pu être considérée par certains et certaines comme la première femme juive moderne, voire première femme sioniste, ce qui est certes une analyse forcée, en plus d’être anachronique, mais le courage de cette femme ne pouvait manquer d’inspirer les femmes sionistes, même si des héroïnes telles que Ruth ou Myriam semblent avoir été davantage mises en avant, peut-être parce qu’Esther reste malgré tout la prophétesse de la Diaspora et de l’Exil. Toutefois, par les thèmes qu’elle aborde (antisémitisme, persécutions, émergence d’une voix féminine et révélation d’une judéité cachée), la Meguila d’Esther paraît contenir en germe l’histoire du peuple juif, non seulement antérieure, mais aussi postérieure à Esther et Mardochée…

Bibliographie :

Exégèse biblique et rabbinique :

BT Meguila (13 et 15), Midrash Esther Rabbah, Midrash Choker Tov, Midrash Chmouel

Rav Salomon Alkabetz, Manot Halevi, 1585.

Rav Yaakov Culi, Meam Loez, 1730.

Commentaire du Gaon de Vilna sur la Meguila d’Esther, traduction en anglais du Rav Asher Baruch Wegbreit, Judaica Press, 2020.

Commentaire du Rav Meir Zlotowitz dans l’édition Artscroll de la Meguila, éditions Colbo, 2011.

Rav David Fohrman, La Reine que vous pensiez connaître, traduction de Ra’hel Katz et Judith Reich, Editions Calligraphy, 2011.

Etudes universitaires :

Armand Abécassis, La pensée juive, vol. 3 : Espaces de l’oubli et mémoires du temps, Livre de Poche, 1989.

Catherine Chalier, Les Matriarches. Sarah, Rebecca, Rachel et Léa, éd. Cerf, 1991 (avec préface d’Emmanuel Levinas).

Gabriel Cohn, « Iyounim beMeguilath Esther, La Reine Esther et Joseph le Juste » : http://judaisme.sdv.fr/traditio/pourim/esther/g-cohn.htm.

Elisabeth de Fontenay, La prière d’Esther, éd. Le Seuil, 2014.

Claude-Annie Gugenheim, « Les femmes prophétesses. A partir du traité Meguila 14b du Talmud de Babylone », « Pardès »2007/2 N° 43, p. 103 à 121.

Mireille Hadas-Lebel, « La femme dans le Talmud », « Pardès ». 2007/2 N° 43, p. 129 à 140.

Betty Rojtman, « La lignée du silence », revue Sigila, 2000.

Claudine Vassas, Esther ou le nom voilé, CNRS éditions, 2016.

Sources littéraires :

Crescas du Caylar, Le Roman Provençal d’Esther (XIVème siècle).

Léon de Modène, Esther (1619).

Jean Racine, Esther (1689).

Rav Mardochée Astruc et Jacob de Lunel, La Reine Esther : tragédie provençale (1774).

Franz Grillparzer, Esther (drame inachevé, publié en 1868).

Nathan Alterman, La Reine Esther (1966).

Henri Meschonnic, Les Cinq Rouleaux (1970).